2129 Δ quinze ans.

« Liam ! LIAM ! » « Calme-toi, Serah, tout va bien, je suis là. » Dans ses yeux bleutés, il voyait danser les flammes de l’incendie qui ravageait l’unique endroit qu’ils avaient connu depuis l’enfance. Ce qu’ils appelaient leur maison, un assemblage fragile où le seul sentiment de confiance provenait de leurs parents. Ces derniers avaient toujours tout donné pour leur bonheur, ils étaient là lorsqu’il le fallait, savaient comment atténuer les pleurs intempestifs de la cadette et calmer le caractère impétueux de leur aîné. A leurs yeux, ils étaient omniscients et omnipotents. Seulement, nul ne peut rivaliser avec le feu destructeur. L’incendie s’était déclaré alors que les enfants jouaient dehors, les premiers foyers s’étaient rapidement embrasés en de formidables feux de joie et quelque chose, quelque part, avait brutalement explosé en les projetant plusieurs mètres plus loin. « PAPA ! » Immédiatement remit sur ses pieds, l’adolescent avait tenté de se ruer à travers les flammes avides, peu conscient du risque qu’il encourait en se jetant ainsi dans le brasier. Mais une main ferme l’avait retenu, l’un des rares badauds à s’être arrêté pour regarder la maison flamber. « N’y vas pas, fils, ça serait du suicide. » « Liam… » Si l’inconnu n’était pas parvenu à le convaincre, la simple voix frêle de sa sœur y était arrivée. Liam se faisait violence, luttant contre son instinct qui le poussait à prendre tous les risques pour sauver ses parents d’une mort qu’il savait pourtant déjà victorieuse. Lentement, l’adrénaline reflua et avec elle le sentiment de culpabilité qui ne devrait jamais le quitter. « Liam. » Elle posa sa main, si minuscule, sur sa joue et chercha à croiser son regard. Serah Briséis Darrell. L’enfant, née prématurément, n’aurait jamais dû survivre dans cet environnement hostile ; pourtant, sa force de volonté et l’amour de ses proches étaient parvenus à la garder en vie. Plus tard, il s’était avéré qu’elle n’avait pas réchappé indemne à la mort : une légère déficience respiratoire et… Serah était un peu plus lente que les autres filles de son âge. Elle avait fêté son onzième anniversaire moins d’un mois plus tôt, toutefois elle gardait l’esprit d’une fillette de sept ans, que le moindre mouvement brusque apeurait et qui n’était pas capable de subvenir seule à ses besoins. Mais parfois, un éclair d’intelligence brillait dans ses iris d’un bleu limpide et Liam devinait qu’au plus profond d’elle, elle n’était pas si atteinte que cela. « Liam. » L’appel résonna une nouvelle fois, rompant le fil de ses pensées et il baissa la tête vers elle, embrassant sa chevelure d’ébène désordonnée. « Je suis désolé. » « Pas ta faute. » Il aurait pu lui répondre que même si ce n’était pas vraiment le cas, il s’en sentait toutefois responsable. Mais il s’abstint, sachant qu’elle avait plus besoin de réconfort que de remords. De petites perles d’eau salée se mirent à ruisseler sur le visage de Serah, mouillant ses pommettes et faisant bientôt s’accélérer sa respiration incertaine. Liam se pencha pour la prendre dans ses bras. La serrer fort. Lui transmettre toute son affection.
« Calme-toi, Serah, tout va bien, je suis là. »

2135 Δ vingt-et-un ans.

Il en avait trouvé un. Un fruit, une denrée rare et précieuse. A le regarder, on savait déjà qu’il devait être délicieux ; les couleurs étaient sans doute moins vives que par le passé, mais elles demeuraient uniques et terriblement attrayantes à ses yeux. Pourtant, Liam avait pris la décision de ne pas le manger. De le garder pour une personne qui serait tellement plus heureuse, rien qu’à l’observer. Après l’incendie qui avait ravagé leur foyer et les avait rendu orphelins, Serah et lui avaient eu beaucoup de mal à s’en sortir. Et ils n’y seraient certainement jamais parvenus si l’aîné ne s’était pas montré si débrouillard. Avec une musculature puissante, une haute taille et une forte dose de détermination, il était devenu le protecteur. Le jour, il parcourait les environs dans l’espoir de dénicher quelque chose d’intéressant. Il tendait l’oreille aux commérages, s’efforçait de se faire oublier et finissait rarement par rentrer les mains vides. Tous les soirs, il avait pris l’habitude de faire des surprises à Serah. Faisant apparaître la nourriture comme par magie, lui racontant des récits épiques où il pourfendait les méchants, rallumant la flamme de l’espoir en elle, il s’efforçait de la rendre heureuse. De son mieux, et ce même s’il lui arrivait de douter du lendemain. La nuit, Liam s’improvisait gardien et veillait sur le sommeil de sa cadette, empêchant les plus curieux de trop s’approcher d’elle. Serah avait maintenant dix-sept ans, et même si elle avait effectivement le corps d’une adolescente, son esprit restait plus jeune. Et pour rien au monde il n’aurait accepté qu’il lui arrivât quoi que ce soit alors qu’il était en mesure de la protéger. « Qu’est-ce que tu as dans les mains, gamin ? » Interrompu dans sa course, il leva les yeux vers le groupe d’hommes qui le contemplait. Ils avaient l’air d’une meute de chiens affamés. « Rien qui ne vous intéresse. » « T’es sûr ? On dirait… J’sais pas, un fruit ? » Instinctivement, il referma le poing sur l’aliment et sut qu’il venait de faire sa première erreur lorsqu’ils se mirent à sourire. « Allez, fais pas le con, donne. » Liam pinça les lèvres, esquissant un infime mouvement de négation et glissa le fruit dans la poche de sa veste. Il réparti son poids sur ses deux jambes, se penchant légèrement en avant, et brandit ses poings devant son visage. « Tu plaisantes ? T’es tout seul et on est quatre. » Constatant l’absence de réponse du jeune homme, celui qui parlait fit un signe à l’un de ses équipiers qui leva les yeux au ciel et s’approcha nonchalamment ; le coup de poing l’accueilli en plein sous le menton, lui faisant faire un vol plané de quelques centimètres avant qu’il ne s’écrase au sol, complètement sonné. Surpris par la rapidité dont il venait de faire preuve, les autres échangèrent quelques regards. « T’aurais jamais dû faire ça, gamin. » Nullement impressionné par sa petite démonstration, le meneur retroussa ses manches et le rejoignit en quelques pas, accompagné des trois autres hommes. Le sang de Liam battait à tout rompre, il sentait les pulsations parcourir son corps et n’entendait pratiquement plus qu’elles. Ses muscles, contractés à l’extrême, tremblaient et menaçaient de se liquéfier sur l’instant. Il n’était pas aussi fort qu’eux, il ne disposait pas du même entrainement et, selon toute vraisemblance, ils n’avaient pas souffert des mêmes conditions de vie que lui. C’était quelque chose qu’il avait rapidement deviné à cause de leur teint, leur façon de respirer presque librement et leurs tenues propres, immaculées alors que lui-même était recouvert de crasse de la tête aux pieds. Les premiers coups se mirent à pleuvoir, d’abord sur lui, puis sur ses adversaires. Il ne voulait pas les tuer, mais n’hésiterait pas si le besoin s’en faisait sentir. Il s’efforçait de contrer leurs attaques, de les encaisser et sentit bientôt le goût ferreux de l’hémoglobine envahir sa bouche. Il cracha son propre sang, leur lançant un regard noir et, soudainement revigoré, reprit de plus belle. Bientôt il n’en resta plus qu’un debout, qu’il acheva à l’aide d’un crochet du droit bien placé. Immédiatement après, Liam prit ses jambes à son cou. « Liam ? » « Regarde ce que j’ai trouvé, p’tite princesse. » « Tu saignes. » « C’est pas important : regarde. » Prenant l’air mystérieux d’un prestidigitateur, il sortit le fruit de sa poche et l’exposa devant le regard soucieux de Serah, qui le repoussa pour observer attentivement la lèvre fendue de son frère ainsi que les divers hématomes qui brunissaient sur son visage. « Tu as fait des bêtises. » Constata-t-elle avec un ton réprobateur. « Mais non, c’est rien. Tu ne veux pas mon cadeau ? Tu sais, c’est pas grave sinon. Je le mangerais moi. » Piquée au vif par sa provocation, elle se jeta sur l’aliment et mordit dedans à pleine dents. Il savait comment la distraire et faire en sorte qu’elle pense à autre chose. Il avait appris. « Hmm, c’est bon… » « Tu vois ! » Accroupit auprès d’elle, il l’observa dévorer son butin avec un sourire amusé.
A l’époque, il ignorait qu’il venait de faire une rencontre qui changerait sa vie.

2141 Δ vingt-sept ans.

Edward Malone était venu le voir, entouré d’au moins six gardes du corps. D’après ce qu’il avait tenté d’expliquer à Liam, il souhaitait l’engager parce qu’il était parvenu à mettre au tapis quatre de ses meilleurs agents qu’il avait envoyé récolter des aliments rares hors du dôme. Le dôme. Un endroit où respirer sans aide était possible, où la végétation existait encore. Où il aurait fait bon vivre, s’ils avaient eu la possibilité d’y entrer. Et cela, Malone le leur offrait. Mais ce n’était pas gratuit. Il souhaitait que Liam travaille pour lui, et cela jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin de ses services. Il se réservait le droit de les renvoyer dans leur trou s’il lui désobéissait, ou s’il le décevait. Il voulait un chien de garde efficacement, apte à se fondre dans la masse lorsqu’il lui demanderait d’effectuer de petites missions pas bien légales hors du dôme. Et jusqu’ici, ce qu’il avait pu apprendre de ce gamin d’à peine vingt-et-un ans lui semblait prometteur. La forte stature de Liam jouait une nouvelle fois en sa faveur ; bien qu’appâté par l’offre de l’homme en beaux vêtements, il prit un moment pour en discuter avec Serah qui se montra nettement moins enthousiaste. « Je l’aime pas. » « Mais on pourrait vivre loin d’ici, tu pourrais respirer comme il faut et peut-être même aller dans une bonne école… » « Je l’aime pas quand même. » Elle avait baissé son beau regard bleu, laissant un fin soupir s’échapper de ses lèvres fines et avait lâché : « Mais c’est beau, là-bas. » Le lendemain, ils entraient clandestinement dans le dôme de New-York, laissant derrière eux mauvais souvenirs et conditions de vie précaires. Malone leur donna un toit, un petit appartement minable mais nettement mieux de tous les endroits où ils avaient dormi ces dernières années, il renforça les aptitudes martiales de son nouvel élément en l’entraînant avec ses agents et, un jour, lui fourra même une arme entre les mains. « C’est quoi ton nom complet, gamin ? » A peine un an s’était écoulé, néanmoins Liam avait déjà profondément changé. « Liam Isaiah Darrell. » « … J’t’appellerais Isaiah maintenant. » Voilà comment, en une poignée de mots, Malone avait fait disparaître les derniers vestiges de son enfance. L’adolescent turbulent était devenu un agent de sécurité et de protection rapproché discipliné, dont l’unique préoccupation en dehors du travail était la santé fragile de sa sœur qu’il choyait. Les difficultés respiratoires de Serah s’étaient nettement améliorées depuis son arrivée dans le dôme, elle passait la majorité de son temps libre à dessiner sur de grandes feuilles blanches et lorsqu’il rentrait tard le soir, il devait faire attention de ne pas écraser la dizaine d’œuvres d’art qui parsemaient le sol de leur logement. Ses traits, d’abord enfantins, s’étaient affermis avec le temps et elle disposait désormais d’une façon de dessiner bien à elle. Un style propre. Parfois, lors d’intenses moments d’optimismes, il la voyait étaler son art devant une foule de personnes. Puis la réalité le rattrapait lorsqu’elle sursautait violemment, les larmes aux yeux, alors qu’il fermait un peu trop brutalement la porte ou qu’elle se perdait, rêveuse, dans d’interminables moments de contemplation où son esprit lâchait prise. Isaiah ne sortait pratiquement pas, ses trajets se résumant à deux destinations : maison et boulot. Boulot et maison. Un train-train quotidien s’était rapidement installé, sans qu’il ne songe à s’en plaindre. Après tout, que pouvait-il désirer de plus ? Sa sœur était en vie, en bonne santé, elle semblait heureuse. Il avait un travail, qui bien que peu glorieux lui permettait de vivre. Et ils étaient sous un dôme.
Oui, que pouvaient-ils craindre ?

2145 Δ trente-et-un ans.

Les mains de part et d’autre du lavabo immaculé, il refusait de relever la tête et d’affronter son regard dans le miroir. Hier soir, il avait abattu un homme. De sang-froid, parce que Malone l’avait exigé. « Ce type a essayé de me voler. Fais en sorte qu’il ne soit plus capable de dérober quoi que ce soit, Isaiah. » La balle s’était logée entre ses deux yeux, il n’avait même pas eu le temps de crier ou de ressentir la douleur. Le sang avait peu à peu inondé le sol autour du cadavre et, complètement sonné par son acte, il n’avait pu que le regarder couler sans faire le moindre geste. « Débarrasse-moi de ça, avant que ça ne tâche mon tapis. » Le mort avait terminé dans un endroit sans nom, les ténèbres l’engloutissant pour qu’il ne réapparaisse plus jamais, dévoré par la terre stérile. Hors du dôme. Toujours, parce qu’il ne fallait pas que les soupçons se portent sur son employeur. « Tu sais, gamin, je suis plutôt fier de ce que j’ai réussi à faire de toi. Alors j’ai une proposition à te faire. Devenir mon chef de sécurité. » « Vraiment, monsieur ? » « Puisque j’te le dis. » « Ce serait un honneur, monsieur. » Il ne l’avait pas annoncé à Serah, sachant par avance qu’elle n’apprécierait pas. Elle n’avait jamais aimé Malone, et même s’il leur avait, en quelque sorte, sauvé la vie, elle ne se montrait pas reconnaissante et détournait le regard à chaque fois qu’il parlait de lui. Avec la promotion était venue un nouvel appartement, plus grand et plus beau que le précédent, ainsi que de nouvelles fonctions. Maintenant, il voyait le visage d’autres hommes dans ses cauchemars, toujours plus nombreux. Des hommes, puis quelques femmes. Des putains, pour la majeure partie. Ou des filles faméliques qui avaient eu le malheur d’essayer de s’introduire dans le dôme. Les histoires variaient, mais les victimes étaient les similaires. Elles auraient pu être Serah, ou lui. Ils venaient tous du même endroit, en-dehors du dôme. Et pourtant, lorsque Malone le lui demandait, il les abattait d’une unique balle – histoire de pas gâcher. Quelque chose dans la région de son torse, peut-être son cœur, s’était mué en glace et l’empêchait de ressentir le remord. En temps normal. Seulement, il y avait des nuits où il se réveillait en sueur, l’esprit brumeux et le cœur au bord des lèvres. Comme ce soir. Il rouvrit les yeux, toujours penché au-dessus du lavabo et, un instant, il crut que ses mains étaient couvertes de sang frais. Un long frisson parcouru son échine, le faisant trembler comme un enfant. Il respira profondément et se mouilla le visage. « Tu as appris la nouvelle, gamin ? » « Terra Nova. » « Ouais. Encore un putain de projet. Mais je crois que celui-là, c’est du bon. J’ai pu récolter quelques informations assez intéressantes. » Qui ne connaissait pas Terra Nova et ses promesses ? La colonie était enfin installée, prête à accueillir les seconds pèlerins. La première vague avait été un réel succès, la loterie avait donc été relancée et les jours étaient comptés : les résultats n’allaient pas tarder à tomber. « Monsieur ? » « Qu’est-ce que tu veux ? » « Je veux partir. » Un éclair passa dans le regard calculateur de Malone, il avait compris. « Ou au moins, que Serah parte. » « J’aurais dû m’en douter, gamin. » Malone approchait des soixante-dix ans, il était vieux et fatigué. Mais toujours aussi impitoyable. Seulement, avec le temps, il s’était attaché à ce mioche des rues qu’il avait élevé comme son propre fils – c’était tout du moins ce qu’il se plaisait à penser. « J’ai déjà fait le nécessaire. » « Pardon ? » « Lorsque les résultats seront annoncés, tu pourras partir avec ta sœur. Considère ça comme… ta retraite, gamin. » « Mais, et vous monsieur ? » « J’ai encore des tas d’trucs à régler. » Isaiah s’était longtemps senti redevable envers Malone pour sa proposition, des années plus tôt. Mais il n’avait jamais éprouvé de réelle affection pour lui. Et aujourd’hui, alors que son cœur était glacé par les vies qu’il avait ôtées, il ressentait une pointe d’émotion envers ce vieillard que la vie n’avait pas épargnée et qui, soudainement, se montrait affectueux. Ou tout du moins reconnaissant. « Allez, casse-toi, gamin. Va retrouver ta sœur. » Sur le chemin, Isaiah pensait à la meilleure façon de l’annoncer à sa cadette. Au large sourire qui s’imprimerait sur son visage rose, à la façon dont ses yeux s’agrandiraient et dont elle se jetterait à son cou en pleurant des larmes de joie. Elle avait toujours été terriblement émotive. « Serah ? » Des dessins partout, à peine terminés. Il les ramassa, le cœur léger, ne remarquant pas les larges tâches cramoisies qui s’étalaient sur certains d’entre eux. « Serah ? » La lumière de la salle de bain était allumée. Il frappa doucement contre la porte, hésitant à pousser le battant. « Serah ? » Il patienta quelques secondes, baissant les yeux et réprimant son envie de hurler son bonheur. C’est alors qu’il la remarqua. La flaque de sang coagulé, sur le carrelage blanc. Et la main ouverte de Serah.
Tout ce sang.

2149 Δ trente-cinq ans.

S’il avait cru entrer au Paradis en passant sous le dôme, il s’était lourdement trompé. Les premiers pas sur Terra Nova furent magnifiques. Les premières respirations lui donnèrent la sensation d’avoir du feu dans les poumons. Les premières saveurs, de renaître. Et les premiers dinosaures qu’il aperçut lui arrachèrent quelques sourires – Serah aurait adoré être ici. Son départ avait quand même eu lieu, et il n’avait pas eu le temps d’élucider le meurtre de sa cadette ; avant de quitter son époque, il avait néanmoins trouvé le temps de rendre une rapide visite à Malone pour lui demander une dernière faveur. « Retrouvez les types qui ont fait ça, monsieur. » « T’as plus besoin de m’appeler comme ça, Isaiah. » Une lueur féroce s’était toutefois allumée dans le regard intelligent du vieil homme. Sans aller jusqu’à dire qu’il appréciait Serah, il n’avait jamais rien eu contre cette petite et s’était même offert quelques-uns de ses dessins par le biais du gamin. L’art, une forme d’expression qu’il ne voyait pratiquement plus mais que la fille avait pratiqué avec passion. Dans ses œuvres, il parvenait à saisir l’innocence qu’elle gardait au fond d’elle et la douceur qui la caractérisait. C’était pour ces émotions, ces sensations, qu’il accepta la supplique d’Isaiah. « T’inquiètes. » Taraudé par les regrets, le trentenaire avait pourtant franchi le vortex. Et là-bas, il avait eu l’impression qu’il pourrait refaire sa vie. Sans oublier sa vie, sans oublier Serah. Malone avait fait en sorte qu’il puisse s’engager dans l’armée, stipulant qu’il avait fait ses classes et qu’il été suffisamment débrouillard pour survivre malgré la faune dangereuse de Terra Nova… Mais Isaiah avait refusé ce chemin tout tracé, se forgeant une toute autre destinée. Durant les quatre années qui suivirent, il devint un habitant comme tous les autres. Serviable bien que peu bavard, la plupart avaient appris à l’apprécier malgré les apparences ; quant aux autres, ils l’ignoraient. Et ceux qui avaient essayé de le provoquer ne s’y étaient pas repris à deux fois. Il s’était fait des amis, des amantes, des ennemis, des connaissances. A peine un an après son arrivée, il avait pris les rênes du Slasher, un bar qui servait de repère à toute la colonie lorsqu’il était question d’aller boire un verre dans une bonne ambiance. Et lors des Grandes Veillées, il avait toujours une pensée douloureuse qui le ramenait vers Serah. « Euh, Isaiah ? La voiture a encore lâché, j’me demandais si tu pouvais… » « Bien sûr. » « Ouais, merci mec. » Il referma la porte derrière lui, embrassant dans un dernier regard les environs de la colonie et emboîtant le pas au jeune homme qui l’attendait non moins. Un nouveau départ.
Sans ténèbres.